Votre formation est internationale et va de l’architecture au design mobilier. Comment a-t-elle constituée votre identité en tant qu’architecte d’intérieur ?
J’ai une formation en architecte bâtiment, je suis diplômée en maîtrise d’œuvre à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Malaquais en France. Lors de ces études, j’ai suivi un cycle en art contemporain à l’École du Louvre, à la suite duquel j’ai vécu en Finlande, où j’ai obtenu en Master en design à l’université Aalto (qui doit son nom à l’architecte Alvar Aalto, pionnier du style organique dans l’architecture et le design au 20ème siècle). Là bas, j’ai appris à m’approprier la céramique, le verre et le textile. C’est ce croisement de compétences et les influences égrenées dans ces deux pays réputés pour leurs esthétiques à la fois distinctes et complémentaires, entre exigence classique, expérimentation matérielle et hommage à la nature, qui ont cristallisé les débuts de ma pratique.
Quel est le fondement de votre activité ?
Dès le départ, je souhaitais pouvoir créer des intérieurs en tant qu’architecte et du mobilier en tant que designer. Aujourd’hui, mes clients sont tant des collectionneurs d’art et de design que des galeristes et des professionnels de la mode sensibles aux mélange des styles.
Qu’avez-vous appris auprès des architectes et designers avec lesquels vous avez tout d’abord collaboré ?
La rigueur et la ligne lorsque j’ai débuté aux Ateliers Jean Nouvel, l’économie d’une société et la constance d’une marque chez Christian Liaigre et enfin la création de mobilier sur-mesure chez Pierre Yovanovitch. J’ai eu la chance de pouvoir participer aux prémices de la collection « PY » que ce dernier a lancé et qui repose sur des savoir-faire artisanaux. Les projets et réalisations privées fonctionnent souvent comme des showrooms pour les architectes d’intérieurs. Ils leur permettent de proposer et vendre des prototypes et meubles nouveaux à une clientèle de confiance et ces derniers entrent ensuite progressivement sur le premier marché du mobilier haut de gamme, par l’intermédiaire de leur propre boutique ou e-shop ou de galeries spécialisées dans le design de collection.
Comment parvenez-vous à intégrer l’artisanat à votre mode de création ?
Le rapport à l’artisanat que je chéris est premièrement issu de mon temps passé en Finlande puis lors de mes voyages, où j’ai approché les œuvres des grands maîtres de l’architecture et du design (Alvar Aalto et Mies van der Rohe), avec un état d’esprit global et concret : le rapport au paysage et à ceux qui nous entourent ; la relation directe les artisans. En sortant d’une école d’architecture, on sait souvent quoi penser mais pas comment construire. Mon expérience m’a appris comment définir un projet mais aussi comment l’exécuter au millimètre près, voire à distance, pour un commanditaire situé à l’autre bout de la planète. Le dessin mais aussi la constance dans le travail a toute son importance. C’est cet équilibre qui me permet d’expérimenter avec des façons de faire artisanales.
Quelle fut l’une de vos découvertes les plus marquantes ?
Dans les Baléares en Espagne, j’ai eu la chance de découvrir la villa Can Lis, sur l’île de Majorque. Un des derniers projets de l’architecte danois Jørn Utzon, l’homme derrière le célèbre Opéra de Sydney. Construite en 1972, la maison est depuis devenue une résidence pour les architectes du monde entier, qui peuvent prendre le temps d’y réfléchir et d’y créer. Et pour cause, elle est très inspirante. Tout comme la villa E-1027 d’Eileen Gray dans le sud de la France, cet édifice s’accroche à une falaise, face à la mer. Dedans, le béton blanc et la terre cuite prédominent dans un exercice de style simple et radical. Tout y a été pensé de manière originale, le mobilier est encastré… L’architecte a ici proposé sa propre interprétation des techniques de construction traditionnelles majorquines.
Comment cette inspiration s’est-elle traduite dans votre travail ?
J’ai imaginé le tapis Traces après un séjour de recherche dans cette Villa qui honore les formes archaïques car, dans l’Histoire, le tapis est considéré comme l’un des premiers objets mobiles dédié à l’habitation. Pour mener à bien ce projet, je me suis rapproché de la manufacture allemande Jan Kath. Le résultat est un mélange de laine grise et mat et de soie dorée et brillante aux motifs marbrés inspirés des murs de la Villa et du passage du temps : altération de la couleur, craquelures etc. Ce tapis donne suite à une collection de céramiques que j’ai créé sur ce même principe.
Vous êtes installée à Paris et Milan. Que vous apportent ces deux villes ?
J’ai ouvert un second studio de création en Italie afin d’être proche des mes contacts italiens et d’avoir la liberté d’y expérimenter. Là-bas, je suis représenté par l’enseigne Nilufar. Elle comprend Nilufar Gallery, sa galerie principale dans le centre de Milan, et Nilufar Depot, dédié à l’extraordinaire collection de design de sa fondatrice Nina Yashar et aux grandes expositions. La galerie Giustini/Stagetti propose quant à elle mes créations à Rome. J’aime l’esprit profondément local, attaché aux traditions, et internationale de ces villes, où le monde se donne rendez-vous, comme lors du Salone del Mobile ou encore à la Villa Médicis. Durant une semaine par mois, je produis en Italie. Je me rends à Carrare (pour le marbre), à Murano (pour le verre), dans les Pouilles (pour le papier mâché), jusqu’à la Calabre (pour le textile). Quand vient le week-end, j’aime me rendre dans les lacs italiens.
Quels sont vos projets en relation avec l’Italie ?
Une gamme de bougies et parfums d’intérieurs développée avec un nez et encapsulée dans contenu en verre de Murano. Elle sera prochainement présentée sur la plateforme digitale d’exposition et vente Picked by Nina de Nilufar.
Que vous apporte le collectible design aujourd’hui ?
Une porte ouverte à une création honnête, un ticket pour aller plus loin dans la conception et la fabrication d’objets qui seront ensuite dans des collections reconnues, et une inspiration pour les procédés industriels. Le marbre coloré, que j’ai mis au point avec l’entreprise belge Van Den Weghe et présentée à la foire Collectible à Bruxelles, fut par exemple brevetée. Mon travail de ce type est aussi l’occasion de proposer des combinaisons inédites. Ma ligne de lustres sculpturaux unissant verre soufflé et papier pour la marque autrichienne Kaia résulte de cela. Travailler hors commande permet aussi d’offrir un artisanat de haute voltige car le temps et les moyens sont décuplés.
Vos clients sont en France, en Italie et même en Australie. Comment évoluez-vous entre ces différentes cultures ?
Je reste fidèle à mon identité, qui est certes tournée vers l’étranger mais reste parisienne, car j’y vis et y travaille principalement. Depuis l’ouverture de la première adresse de mon agence d’architecture en 2014, Rive gauche, beaucoup de clients étrangers sont venus me chercher afin de développer des projets ayant un ton français. J’ai ainsi récemment livré des intérieurs pour les hôtels de la chaîne haut de gamme View Hotels, implantée à Brisbane, Melbourne et Sydney en Australie.
Comment un projet de Sophie Dries naît-il donc ?
Je réfléchis toujours à partir du contexte, qu’il soit urbain, plus spécifiquement haussmannien à Paris, un loft dans un ancien bâtiment industriel, un appartement dans une tour des années 1970… La manière dont les usagers de ces lieux vivent ou comptent vivre, dans le cas d’une nouvelle construction, est aussi essentielle. Chaque réalisation d’architecture intérieure est en quelque sorte un portrait du commanditaire. Mon travail s’axe ensuite sur la recherche de matériaux et le feeling que l’on souhaite au quotidien : un esprit cocon, de la pureté… Enfin viennent les expérimentations au stade de la conception des meubles sur-mesure. À chaque étape, le dialogue est clé. La touche finale se résume parfois à l’intégration de mobilier vintage, en lien avec des meubles préexistants et une collection d’art.
Vous citez souvent l’Arte povera comme une inspiration pour votre travail.
Les artistes de ce courant artistique d’origine italienne et apparu dans les années 1960 m’inspirent tout particulièrement car le travail à la main des matières et le rapport à la nature tout comme aux objets trouvés y sont centraux et traités collectivement. Il m’influence de manière théorique et concrète.
Quels sont vos matériaux de prédilection pour la rénovation ?
Des matériaux principalement naturels car ils sont beaux et écologiques par essence et surtout, ils vieillissent mieux. Je crois ne pas réaliser de projets jetables. C’est en associant des matières parfois antagonistes, précieuses et non précieuses, du verre italien aux côtés de la rouille par exemple, où de la loupe de bois face à du ciment, que je crée des paradoxes intéressants à l’œil et des produits durables. Certaines de mes dernières réalisations en ce sens sont les suspensions lumineuses en verre soufflé avec des incrustations de mica et un miroir incrusté de pierres, toutes deux vendues par Nilufar. Ce dernier fut présenté dans le cadre historique de la villa L’Ange volant de l’architecte milanais Gio Ponti pour le programme d’expositions itinérant Genius Loci. Enfin, la boutique du fleuriste Arturo Arita et son décor fonctionnel en plâtre ont été inspirés par les roches des grottes maniéristes des parcs romains.
Que considérez-vous comme votre réalisation signature à ce jour ?
La boutique principale du chausseur pour femmes Michel Vivien à Paris, qui comprend une ample paroi ondulée en bois et une sélection de sculptures et de mobilier vintage. L’univers de ce créateur est proche du mien car il vise à traverser les années et à ne pas se démoder.