Présentez votre métier dans le secteur du design.
J’ai passé plus de 35 ans à occuper un rôle très actif dans l’industrie italienne du design. Mon expertise dans l’image de marque, mais aussi dans le suivi de la conception des produits, m’a amenée à collaborer activement avec les créateurs, designers et architectes les plus talentueux. J’ai débuté au centre de recherche et développement de l’emblématique éditeur de mobilier B&B Italia. J’ai occupé différents postes dans cette entreprise, jusqu’au rôle de directrice de la communication au niveau mondial. Quand la famille fondatrice de B&B Italia S.p.A. a quitté la société, je suis entrée chez Minotti, une marque emblématique de l’excellence made in Italy. J’y ai dirigé la communication ainsi que le marketing à l’échelle mondiale. Il y a quelques mois, je me suis mise à mon propre compte en tant que consultante et j’ai décidé d’élargir mon réseau personnel et professionnel tout en continuant à travailler pour des entreprises, en Italie et aussi à l’étranger, actuellement pour un client américain qui vise à implanter un nouveau concept de club hôtelier à Milan.
Comment vous êtes-vous passionnée pour le design ?
B&B Italia m’a démarchée alors que je travaillais pour un détaillant de mode haut de gamme à Milan. Je fus tout d’abord étonnée que cette entreprise ne se contente pas de concevoir des pièces de mobilier aux formes et à la qualité non seulement extraordinaires, mais que l’innovation soit au cœur de leur projet depuis leurs débuts. J’y ai rencontré Piero Ambrogio Busnelli (1926-2014), le fondateur de B&B Italia. C’est un homme que je considère aujourd’hui, avec le recul, comme le « Steve Jobs du design de meubles ». Ce fut un homme visionnaire qui a changé l’industrie du meuble, à la manière du cofondateur des ordinateurs Apple. Il a créé un tout nouveau marché autour de ses produits.
Un événement marquant durant les premières années de votre carrière ?
La culture du design telle que je la connais, je l’ai d’abord vécue chez B&B Italia. La marque vise l’excellence pour fabriquer ses produits, mais elle a, avant tout, une « culture du design ». Tous les membres de la famille fondatrice, comme ceux en charge de la gestion de l’entreprise ainsi que les responsables de la recherche et du développement de ce fabricant et éditeur sont profondément investis dans l’histoire de la marque et développent une connaissance inouïe du design et de son évolution. Le propriétaire de l’entreprise s’engageait pleinement envers chacun des employés. Il nous poussait à être constamment ouverts, courageux, fidèles à nos intuitions, et responsables de nos actions. Giorgio Busnelli, le fils de Piero Ambrogio Busnelli, m’a souvent soutenu dans des projets ambitieux ou considérés comme risqués (« ce sont les meilleurs projets » aimait-il dire). Il m’a toujours fait confiance. Cette attitude m’a accompagnée depuis. Si je ne devais retenir des faits marquants de mes décennies passées auprès de B&B Italia, je choisirais les projets liés à la célébration du 50ème anniversaire de la marque : le livre « The Long Life of Design in Italy: B&B Italia. 50 Years and Beyond », le film « B&B Italia. Poetry in the shape. When design meets industry », et l’installation multimédia B&B Italia/The perfect density, que j’ai réalisée entièrement avec les architectes milanais Migliore+Servetto (Ico Migliore and Mara Servetto) à la Triennale de Milan. Cette exposition a retracé les 50 ans de B&B Italia S.p.A., avec des archives inédites.
Quelle est la pièce de design que vous trouvez emblématique ?
Le fauteuil Up 50 du maestro Gaetano Pesce, un chef d’œuvre du design incontournable du catalogue B&B Italia. Je suis tombée amoureuse de cette assise en 1997. À cette époque, cette chaise en mousse en polyuréthane n’était pas dans les collections de la marque car sa fabrication posait problème. Le siège était initialement compressé sous vide et il suffisait d’ouvrir son emballage pour qu’il prenne forme comme par magie. En 2000, B&B Italia a décidé de le rééditer dans une nouvelle version. C’est un objet fonctionnel et artistique magnifique, le fauteuil le plus confortable que je connaisse. Sa forme est aussi particulière car elle fait référence à l’émancipation de la femme. Le modèle dont je dispose est un original. C’est le fauteuil le plus utilisé par ma famille chez moi.
Pourquoi la conception même du design vous intéresse-t-elle ?
Le designer Antonio Citterio, une star de la famille B&B Italia, aujourd’hui le directeur artistique des marques Arclinea, Azucena et Maxalto, disait que chaque produit a comme une mère et un père. Il considérait le père comme le concepteur et la mère comme le fabricant, celui qui fournit les technologies et le savoir-faire pour donner forme à l’œuvre. Une collaboration entre un designer et une marque de meubles, qui donne vie aux croquis, pour en faire de véritables produits, tangibles, magnifiques, est une expérience passionnante à vivre et à observer. C’est comme regarder un enfant grandir.
Comment observez-vous l’évolution du design industriel ?
Beaucoup a déjà été inventé, surtout autour des années utopiques que furent les sixties, mais la créativité humaine et sa capacité d’adaptation sont illimitées. Lors de mes premiers pas dans la sphère du design, la conception des meubles se faisait à taille humaine. L’industrie italienne foisonnait de petites et moyennes entreprises de meubles. Ensuite, celles-ci ont commencé à se développer et à exporter de plus en plus à l’étranger. Et après cela, tout est devenu global. Au début des années 2000, les entreprises étaient encore familiales. Depuis, de nombreuses ont connu des challenges importants avec les changements de générations et ont rejoint des groupes industriels et autres holdings, parfois des fonds d’investissement. Les priorités commerciales et les choix créatifs ont radicalement changé, le profit et la vision à court terme ont souvent gagné aux dépens de l’intuition et du courage. La compétition est devenue globale, et la concurrence plus forte, hors de l’Italie, demeure entre les marques italiennes. Les premières étapes de la crise économique mondiale telle que nous la traversons aujourd’hui se sont avérées à la faveur du marché du mobilier haut de gamme parce que les clients sont plus que jamais à la recherche de produits de haute qualité qui sont originaux, résistent à l’épreuve du temps et améliorent leur qualité de vie. La mission des industriels est de créer les conditions pour que les gens vivent mieux, dans un monde plus beau, confortable et durable.
Que devons-nous apprendre du design italien ?
En Italie, nous avons un sens intrinsèque de la beauté et aussi du devoir. Nous aimons créer et nous travaillons dur. Nous avons une attitude d’ouverture envers la créativité et l’innovation. Nous avons également la volonté de nous défier chaque jour, de placer la barre toujours plus haut. Nous développons des procédés artisanaux et industriels – des techniques manuelles aux nouvelles machines –, qui vont souvent de pair. C’est ce qui rend le design italien si unique.
Êtes-vous intéressée par le design belge ?
La Belgique est l’un des marchés les plus importants d’Europe. Le niveau de qualité y est superbe, souvent supérieur à celui des autres pays européens. Le mariage de l’architecture et du design d’intérieur en Belgique me fait rêver. Les magasins de design d’intérieur belges ont toujours un concept, une sélection et une présentation d’exception. Une de mes enseignes préférées en Belgique est le revendeur de meubles design Balo, à Mol. J’ai énormément apprécié de collaborer avec ce magasin pour Minotti. Quand je pense à la Belgique, je pense indubitablement à mon ami Vincent Van Duysen, mon designer belge favori. Il a son propre style et sa sensibilité aux matériaux, aux couleurs et aux formes est totalement singulière. Je suis très admiratif de sa capacité à donner une âme propre à chaque projet, à combiner différentes influences de la manière la plus inhabituelle, tout en restant intemporel.
Qu’est-ce que le lifestyle contemporain, pour vous?
Des lignes simples et nettes, une palette de couleurs naturelles et des formes organiques, suffisamment fonctionnelles et flexibles pour être versatiles et pour pouvoir répondre à tous les exigences du quotidien. Et surtout, avoir l’audace de vivre dans son temps.
À quoi ressemble la maison dans laquelle vous vivez et travaillez ?
C’est un appartement dans un immeuble très moderne, avec une belle terrasse, face à un parc. Nous l’avons aménagé dans un style d’inspiration quasi nordique : chêne naturel au sol, paroies principalement blanches, cuisine ouverte sur le salon… Au mur, nous avons disposé des éléments architecturaux de tôles perforées en métal (mon mari travaille dans ce domaine d’activité). Mon lieu de vie respire la pureté, le calme, le silence… Aussi, mon bureau est situé dans un petit studio, comme un studiolo.
Quelles dernières découvertes ou expériences vous ont marquées ?
Le National Museum of Qatar de Jean Nouvel à Doha et son impressionnante bibliothèque en bois de Koichi Takada Architects, qui montre comment la culture ancienne peut être interprétée de manière contemporaine. L’Opéra national de Norvège à Oslo, par l’agence d’architecture Snøhetta, m’a également laissé un souvenir impérissable par sa structure qui plonge vers l’eau et crée l’ullusion d’un énorme glacier glissant vers le fjord : une architecture-paysage tout en marbre blanc de Carrare et granit vert norvégien. Enfin, une de mes découvertes qui est devenue un endroit favori et où j’emmène à chaque fois mes proches collaborateurs de passage à Milan est le centre d’art Pirelli HangarBicocca, dédié aux grandes expositions d’art contemporain. The Seven Heavenly Palaces, l’installation monumentale permanente de l’artiste allemand Anselm Kiefer, n’en finit pas de m’éblouir.